(Lettre rédigée sur un papier à lettre avec en-tête imprimé au nom de Louis Rau)
Paris 22 Mai 1871
Je ne sais, mon cher Monsieur, quand cette lettre vous parviendra, car, depuis ce matin, nous sommes privés de la facilité qui nous était donnée de porter nos lettres à St Denis. L’armée de Versailles est entrée cette nuit dans Paris, et l’on ne peut sortir aujourd’hui. On dit que les deux bataillons fédérés qui se trouvaient de garde au point du Jour et à la porte d’Auteuil ont fait défection et ont livré le passage.
La guerre des rues est commencée depuis ce matin, le bruit de la canonnade et de la fusillade appuyées du crépitement des mitrailleuses, est incessant. le cœur se serre à la pensée des victimes qui tombent de part et d’autre. Pour cette première journée, les Versaillais ont obtenu de grands avantages. Ils tiennent les hauteurs du Trocadéro, l’Ecole Militaire, la Barrière de l’Etoile, et les hauteurs du Boulevard Malesherbe.
Je reprends ma lettre interrompue pour vous parler de la seconde journée aujourd’hui 23 Mai. La place Vendôme vient d’être prise et l’on se bat depuis deux heures de l’après midi dans les quartiers de la Bourse et de la rue Richelieu. Du fond de votre appartement reitré nous entendons le bruit de la lutte qui se rapproche, la fusillade est très vive rue Richelieu en ce moment, les Versaillais viennent de prendre la mairie de la rue Drouot et ils disputent aux Fédérés deux barricades installées, l’une à l’entrée de la rue Drouot et l’autre vis-à-vis la rue Feydeau, à 15 pas de la maison. le vacarme est effroyable.
Mercredi 24 Ct.
Après une lutte acharnée qui s’est
appaisée à la nuit tombante et a
repris, avec une grande intensité, à deux
heures du matin, les Versaillais sont
maîtres des positions dans nos quartiers
et viennent d’installer une batterie
sur la Place de la Bourse pour repousser
tout retour offensif. Le Drapeau tricolor
flotte sur les Buttes Mont-Martre
qui viennent d’être prises dans le courant
de la journée. on dit que les Versaillais
y ont laissé 1,500 morts. Il était d’une
importance majeure de se rendre maître
de cette position d’où Paris une fois au
pouvoir des Versaillais eût été certainement
bombardé. on se bat en ce moment dans
les quartiers de l’hôtel de Ville, la lutte
paraît excessivement acharnée. quant aux
incendies qui se sont déclarés, le nombre en
est innombrables effrayant.
Le Ministère des finances,
Les Tuileries, le Palais Royal et l’hôtel
de Ville, dit-on, brûlent.
Plusieurs incendies se sont déclarés dans des maisons particulières, la rue Royale est certainement un des points les plus éprouvés. Depuis le 23 au matin, sept maisons environ brûlent du faît à la base, on attend l’écroulement des quatre murs. toute la portion de maisons comprises entre la rue St Honoré et le Ministère de la Marine a été épargnée, mais les 3 Maisons qui forment le Coin de la rue St Honoré et des deux coins de la rue du Faubourg St Honoré ne sont plus que des ruines. Le Grand Salon de Monsieur Grünberg ayant été occupé de force par les insurgés pour tirer depuis les fenêtres, 15 à 20 balles ont cassé des carreaux de vitre, la glace de la cheminée et se sont fichées dans les tentures. quand les Versaillais ont été maîtres du quartier, on est venu me prévenir rue Richelieu, je me suis empressé de m’y rendre et ai trouvé dans une mare de sang au milieu du salon un Fédéré qui avait reçu une balle dans la tête. Bref, à part quelques dérangements de meubles, tableaux et glaces, tout s’est passé là d’une manière inespérée, et l’immeuble épargné jusqu’à cette heure le sera, je l’espère, vu la grand surveillance exercée par les pompiers qui sont en permanence rue Royale. on peut avérer que Monsieur Grünberg a eu une rude chance.
Les détails de cette lutte impie sont horribles, les excès de 93 pâlissent à côté de ces méfaits sans précédent, il est constaté d’une manière irrécusable que le pétrole, cet agent destructeur, a été employé pour multiplier les incendies.
Aujourd’hui 25, le cercle des opérations militaires s’agrandit encore, les Versaillais ont cerné l’hôtel de Ville qui brûle et se sont rendus maîtres des buttes de Chaumont. les obus assez fréquents qui tombaient partout, dans Paris, ne nous font plus entendre leur strident sillage, c’est la meilleure preuve que l’émeute est réduite à l’impuissance. qu’elle horrible Guerre ! Je vous serai infiniment obligé, mon cher Monsieur, de faire parvenir ces lignes à Monsieur Grünberg, elles seront suivies d’autres détails que je lui adresserai directement par votre entremise. Vous ne pourriez encore entrer dans Paris, ne vous mettez en route que lorsque je vous le dirai.
Je n’ai pu encore me décider à faire rentrer ma femme et mon fils, rue royale, l’aspect de ce quartier est d’une tristesse qui fend le cœur, je redoute, pour elle, une émotion par trop poignante, car, tous ces foyers sont encore trop ardents. Dans deux jours la place sera, je l’espère, abordable.
Excusez, je vous prie Monsieur, ce griffonage et veuillez agréer l’expression de mes sentiments distingués.
Je mets cette lettre à la poste aujourd’hui 25 Mai.—